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8 septembre 2014 1 08 /09 /septembre /2014 22:05

Je me suis assis et j'ai pensé au silence splendide des étés indiens, cette brève respiration suspendue aux lèvres du monde, où le rouge intense des feuilles fait écho aux angoisses d'un soleil glorieux, planant sans avenir dans un ciel que le froid emportera dans la semaine.

Je me suis assis et j'ai pensé à la tristesse magnifique de cette saison d'impuissance, où l'amour et le plaisir de vivre semblent si proches, si réels, alors que sous cette chaleur même s'accumule la glace effroyable qui tombera sur nos épaules, brutalité d'une porte qui claque, pour recouvrir toute chose d'une livide éternité d'hiver.

Je me suis assis et j'ai pensé à l'adieu, qui se dit par tant de signes - par la main, par le mot, par le regard, par le baiser - tous trop faibles et dérisoires sur ce sentier peuplé de dos fragiles, maigre collection de squelettes incapables de porter leur charge, que rien dans aucune langue ne peut pourtant porter à leur place.

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21 juillet 2014 1 21 /07 /juillet /2014 19:20

- T'es revenu ? il m'a fait d'un coup, Roger. Je croyais jamais te revoir. T'étais passé où ?

 

- J'ai pas bougé. C'est toi qui a disparu.

 

- C'est dingue, il a dit, moi non plus j'ai pas bougé.

 

- On est tous immobiles, a expliqué Babalou, on est tous des points fixes. C'est le monde qui tourne tout seul comme un taré.

 

- Pourquoi il fait ça ? il a demandé, Roger.

 

- Pour nous faire voyager, évidemment. Vu qu'on bouge pas.

 

- Et pourquoi on bouge pas, nous ?

 

- Nous, on est les racines du monde. Sans nous, le monde ne serait accroché à rien.

 

- Tu veux dire que le monde est une sorte d'arbre ?

 

- Qui sait ce qu'est le monde ? il a fait Babalou, avec un soupir théâtral. Mais sans nous il est rien, ça c'est sûr.

 

- Le monde, c'est saloperie, il a dit, Martinus. Chaque fois il se met dans mes pieds, je marche dessus et je casse ma tête. Parlez pas à moi de monde.

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10 mars 2011 4 10 /03 /mars /2011 23:08

Maybellene est arrivée vers quatre de l'après-midi. On avait pris le café et on vaquait. On a tous un peu levé la tête quand elle est entrée, elle nous a adressé un salut souriant mais général, et on est tous revenus à nos vacations.

Elle s'est approchée de Martinus, qui était tout près de la porte, à la grande table rouge, et elle a dit :

- "Bonjour, je suis Maybellene," avec ce sourire un peu spécial, à la fois tendre et distant. "Je suis un peu en avance."

Martinus a hoché la tête, il a montré le canapé défoncé plus loin et il a dit :

- "C'est canapé, pour attendre."

Maybellene a regardé le canapé, elle eu l'air un peu surprise parce qu'au milieu du canapé, il y a un gros ressort qui a crevé le coussin, mais elle est allée s'asseoir courageusement, à côté du ressort.

 

Et puis elle est restée là.

 

De temps en temps, elle faisait une caresse au ressort, comme à un petit chat docile, et le ressort zigouinguait en retour.

 

Au bout d'une heure, Roger lui a demandé si elle attendait Babalou, parce que c'était le seul qui n'était pas là, il était à Genève pour sa collection de canards en porcelaine, il devait revenir en début de soirée.

 

Elle a dit : "Qui ?"

 

- Babalou, Roger a répété. C'est lui que vous attendez ? Parce qu'il ne sera pas là avant deux bonnes heures.

 

- Je ne l'attends pas, elle a fait. Je n'attendrais jamais de ma vie quelqu'un qui s'appelle Babalou.

 

- C'est pas vrai nom, il a dit, Martinus, dans son coin. Vrai nom c'est Artoure-Tairance de la choubaia.

 

- Arthur-Térence de la Choustache, a corrigé Roger, mécaniquement.

 

- C'est mystérieux, elle a dit, d'un air préoccupé.

 

On attendait qu'elle poursuive, mais elle n'a rien dit. Roger a craqué très vite. Roger trouve que l'ouverture d'une porte est un suspens insoutenable.

 

- Qu'est-ce qui est mystérieux ?

 

- Quelqu'un s'appelle Arthur-Térence de la Choustache. Judicieusement, il décide de changer de nom. Et il prend Babalou. C'est mystérieux.

 

- C'est noblesse, a dit Martinus. Noblesse, tous fous, tous cousins, frères, soeurs. Noblesse, c'est nid de coucous.

 

- C'est noblesse d'où, d'ailleurs ? j'ai demandé à Roger.

 

- De Ouassabe-Patagonie, a dit Roger. C'est au sud du Chouch-Phalenwest. Et alors, il a demandé à Maybellene, vous avez rendez-vous avec qui, si c'est pas avec Babalou ?

 

- Je n'ai rendez-vous avec personne.

 

Elle continuait de caresser le ressort du canapé avec tendresse.

 

- Mais qu'est-ce que vous faites là, alors ?

 

Elle a souri, un très gentil sourire de tarée.

 

- Je ne sais pas. C'est important ?

 

Il y a eu un long silence, et alors que Roger, Martinus et moi on se regardait pour savoir qui allait se dévouer pour la foutre dehors, on a tous entendu - très distinctement - le ressort qui se mettait à ronronner.

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6 mai 2010 4 06 /05 /mai /2010 23:43
Le truc, c'est que Babalou connaissait Joël Camembert parce qu'ils étaient dans la même plage en vacances quand ils étaient petits, alors Roger, quand il a appris ça, il a trouvé que tout le reste de la vie c'était du superflu et que la seule chose qui comptait, c'était que Joël Camembert passe à l'atelier et voit les tableaux  de Roger et les expose dans la "Galerie Joël Camembert" parce que la "Galerie Joël Camembert" c'était là que le monde entier venait voir le futur de l'art de demain.

Il a dit à Babalou que si Babalou s'arrangeait pas pour que Joël Camembert passe, lui Roger irait se jeter du haut du pont de l'Alma et que Babalou aurait ça sur la conscience.

Il a dit à Babalou que la vie de Babalou aurait aucun sens tant qu'il aurait pas amené Joël Camembert à l'atelier de Roger, parce que ça voudrait dire qu'il ignorait tout de l'Amitié, et l'Amitié, c'était la chose la plus noble et la plus pleine de sens de la vie, que c'était même le genre de chose que si quelqu'un comme Roger la partageait avec quelqu'un comme Babalou, alors le quelqu'un comme Babalou ferait tout ce qui serait humainement possible pour que quelqu'un comme Joël Camembert ramène sa fraise à l'atelier de quelqu'un comme Roger.

Il a dit à Babalou que si Joël Camembert continuait à ignorer qu'il existait un endroit comme l'atelier de Roger, où il se passait tellement de choses riches et intéressantes intellectuellement, avec une forte densité du côté des émotions artistiques, ben Joël Camembert serait privé d'une joie si immense dans la vie que le jour où il découvrirait par lui-même et par le destin qu'un tel endroit existait grâce à Roger, non seulement il en voudrait terriblement à Babalou de le lui avoir dissimulé si longtemps mais en plus, Babalou se sentirait infiniment coupable d'avoir caché une telle source de joie à un ami de la plage en vacances de quand il était petit.

- "Et un ami avec qui on allait à la même plage quand on était petit, c'est sacré, Babalou", il a dit Roger.

Il a envoyé une lettre à Babalou, où il lui parlait longuement de l'amitié qu'il lui vouait et de comment c'était important pour lui d'être l'ami de Babalou, et que si Babalou essayait de se faire une idée de la force des sentiments d'amitié que Roger éprouvait, peut-être qu'il lui suffisait de songer aux liens qui l'unissaient à un ami très cher comme Joël Camembert.

Il a envoyé un télégramme chanté à la mère de Babalou, pour qu'un costume de poussin géant lui chante combien elle pouvait être heureuse d'avoir donné le jour à un fils comme Babalou, qui était la générosité et la fidélité incarnées.

Il a acheté le nom de domaine babalou-est-mon-ami.com.

Finalement, Babalou est allé voir Roger, il lui a amicalement passé le bras autour des épaules et il lui a dit :

- "Roger, tu commences à me faire chier."
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26 août 2009 3 26 /08 /août /2009 00:11
- Des fois, quand on regarde les choses à la dérobée, on s'aperçoit qu'elles sont pas franchement photogéniques, j'ai dit.

- Les choses, ça se regarde en face. Si tu les regardes à la dérobée, faut pas t'étonner qu'elles se présentent de travers, a fait Roger sans quitter des yeux son journal.

- La photogénie est à la beauté ce que la pop culture est à la Renaissance italienne, a ajouté Babalou en baillant, quelques mètres plus loin.

- Pop coultoure, a dit Martinus du fond de ses bras, avachi sur la table, c'est quelque chose qui a rouiné ma vie.

- Vivre, c'est faire l'apprentissage du particulier. C'est cesser chaque jour d'être un possible infini, pour n'être que quelqu'un, a poursuivi Roger en tournant sa page. Le particulier est le seul vrai visage de l'universel. Hors les particularités, nous ne connaissons rien du monde, et la loi elle-même, la loi physique qui nous fait chuter, nous ne la connaissons que par nos escaliers quotidiens.

- La photogénie, c'est la braderie universelle où nous abolissons tout ce qui nous rend si différents les uns des autres, tout ce qui fait de chacun de nos visages, grêlés, marqués et usés, les temples de la beauté, a ponctué Babalou en observant son annulaire. L'impersonnel visage des mannequins ne tient pas deux secondes devant l'homme de la rue, ce prince ignoré.

- Pop coultoure, a dit Martinus du fond de ses bras, avachi sur la table, c'est Michael Jackson avec face en plastique.

Dehors, il pluviotait en lignes douces, la caresse humide de l'été finissant.
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19 février 2009 4 19 /02 /février /2009 13:21

 - Il y a un truc bizarre sur mon blog, j'ai dit à Roger, alors qu'on se rendait à la conférence de Joël Camembert.
- Ton blog est un truc bizarre, a fait Roger en marchant sur les pieds d'une dame au feu rouge.
- Ah bravo, a dit la dame au feu rouge, ça vous marche sur les pieds, ça vous bouscule et ça vous insulte !
- Je ne vous ai pas marché sur les pieds, a dit Roger.
- Il ne vous a pas insulté j'ai dit à la dame.
- Petits cons, a dit la dame.
- Si si, tu lui as marché sur les pieds, j'ai dit à Roger.
- Dites donc, jeune homme, a dit un gros, excusez-vous, au moins.

Et Roger s'est excusé de lui avoir marché sur les pieds et elle est partie furax avec le vert piéton.

- Mais je vois pas pourquoi elle dit que je l'ai insulté, m'a dit Roger, préoccupé.

- Moi, j'ai bien entendu, a dit le gros à côté de nous, vous l'avez traitée de blog.

- Le truc bizarre sur mon blog, j'ai repris, c'est qu'il y a plein de gens qui viennent avec la requête "dessiner un agrume". Et franchement, je comprends pas.

- Qu'est-ce que tu comprends pas ? Le verbe dessiner ?

- Les agrumes.

- Ben, tu sais, ces sortes de légumes qui t'éclaboussent quand tu les ouvres mal. Le pamplemousse, le citron, les oranges - et je peux pas blairer le pamplemousse, c'est vraiment dégueulasse.

- Je comprends pas pourquoi il y a autant de gens qui veulent dessiner un agrume. Est-ce qu'il y a un délire collectif sur les agrumes qui m'échappe ? Dessine-moi un agrume, le mouton, c'est dépassé ?

- Et puis pour le manger, c'est incroyable comment tu t'en fous plein partout en trois secondes. Non, je peux vraiment pas blairer le pamplemousse, même en jus. S'il y a une goutte de jus de pamplemousse quelque part, je le sens, tu sais.

- C'est une catégorie de dessin bien précise, le dessin d'agrume ? C'est la nature morte moderne ? C'est quoi ? J'ai l'impression de passer à côté de quelque chose. Je me dis qu'il faudrait peut-être que je travaille mon agrume.

- Et ce que je supporte encore moins que le pamplemousse, c'est les gens qui aiment le pamplemousse. Alors eux, si tu veux mon avis, c'est sans espoir. Faut les mettre dans des containers et les envoyer dans l'espace, c'est la seule solution. A mon humble avis.

- Il écoute rien de ce que vous lui dites, votre copain, a fait le gros qui était resté à marcher pas loin. Il est toujours comme ça ?

- J'ai parfaitement entendu, a dit Roger, et je suis justement en train de lui répondre. Parce qu'à mon avis, tous ces gens qui arrivent sur ton blog en tapant "dessiner un agrume", c'est rien que des foutus bouffeurs de pamplemousse, à mon avis.

- Il vous a traité de blog, vous aussi. Il a un problème avec les blogs, votre copain, a fait le gros.

- Dites-donc, tu m'as bien l'air d'être le roi du pamplemousse, toi, a fait Roger.

Mais on est arrivé à la Maison Bleue où il y avait la conférence de Joël Camembert, et Roger s'est tu parce qu'il y avait plein de demoiselles prosternées devant des photos de Joël Camembert, avec des bougies, en train d'égorger des pamplemousses sur fond de musique New Age.
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20 décembre 2008 6 20 /12 /décembre /2008 17:00
Roger, il m'avait dit que Joël Camembert, c'était un type incontournable.

- Il a le flair, il a le sixième sens. Il aurait reconnu Picasso même en train de jouer dans une décharge. C'est la Pythie, c'est l'Oracle. Joël Camembert, c'est un visionnaire.

C'est pour ça que quand il m'a dit qu'il allait amener Joël Camembert à l'atelier, j'ai prévenu les autres et on a passé genre deux semaines à se préparer, à tout nettoyer, à vernir, à préparer les éclairages et à disposer les trucs qu'on voulait montrer.

Le souci, c'est que Joël Camembert, quand il est arrivé, déjà il était en train de bailler. A côté, il y avait Roger qui parlait et qui nous a fait un clin d'oeil collectif.

Joël Camembert, il a pas dit bonjour, il a regardé ce que faisait Verveine et il a dit :

- Sympa.

Mais il l'a dit un peu dans le vide, sur le ton de quelqu'un qui vient de trouver une fiente d'oiseau sur l'appui de sa fenêtre.

Verveine a souri et elle lui a tendu des petits gâteaux qu'elle avait fait pour l'occasion. Joël Camembert, il a pas dit merci, il a pris l'assiette de gâteaux comme s'il venait de la trouver sur un présentoir et il s'est éloigné en bâfrant.

Il est arrivé devant Babalou, il a regardé ses sculptures et il a dit :

- Ouh là, non.

Babalou a ouvert la bouche pour parler, mais Joël Camembert a dû penser que c'était pour réclamer des gâteaux parce qu'il a reculé en éloignant le plus possible l'assiette de Babalou.

Babalou a quand même fait :

- Je serais intéressé de connaître les principes d'objectivation subjective qui fondent votre jugement esthétique sur l'impasse potentielle de ma recherche artistique.

Mais Joël Camembert lui a lancé un regard tellement mauvais que les petits gâteaux ont essayé de se jeter du haut de l'assiette.

Après ça, il a regardé les dessins et les gravures de Martinus et il a dit :

- On voit rien. C'est tout noir.

Roger souriait fixement, comme un homme qui vient de marcher sur un clou dans une soirée chez l'ambassadeur.

Martinus a répondu en roulant les R avec son accent russe :

- Gravoure coulor bientôt. Je lino.
- Lino ? a demandé Joël Camembert.
- Lehom, a fait Martinus, imperturbable.

Il a jeté un vague coup d'oeil au reste et quand il est arrivé devant moi, il a dit :

- Ensba, artdec, saintmartin's, saintbretzl's?
- Pardon ?

Joël Camembert, il a posé la main sur mon bras, un peu comme au feu rouge, quand on appuie sur le bouton pour faire venir le vert piéton plus vite.

- C'est mort, la peinture. C'est galère à vendre, faut gérer la vitesse de production sinon ça fait du stock et le stock est mauvais pour la cote, après ça se dévalorise le temps qu'on aille aux toilettes.

Il a jeté un oeil sur les tableaux et il a dit :

- En plus, c'est assez mauvais, ce que tu fais.

Et il m'a donné l'assiette vide.

Quand Strocool nous a demandé comment ça s'était passé avec Joël Camembert, on a tous répondu en choeur :

- Il est super intéressé, il veut absolument faire une expo mais là il est over-occupé.
- Mais c'est quoi exactement ce mec, a demandé Strocool. C'est un critique, c'est un galeriste, c'est un marchand, c'est un commissaire d'expo ?
- C'est fils de poute, a dit Martinus.

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25 novembre 2008 2 25 /11 /novembre /2008 21:40

Il y avait ce gars qui était passé à l'atelier, amené par Strocool, et Babalou avait vu des installations à lui quelque part en Allemagne ou à Vienne, et alors le gars lui a demandé ce qu'il en avait pensé, et je crois que Babablou en avait pas pensé grand chose, parce qu'il a dit :


- Je comprends ta démarche.


Mais en même temps il avait une tête qui disait qu'il aimerait mieux que ce soit pas à lui d'expliquer, au cas où quelqu'un demanderait.

- La démarche, c'est un peu un grand mot, il a fait, le gars.

Mais Babalou l'a interrompu avec assurance, parce que Babalou, quand il a aucune idée de ce qu'il va dire dans les quinze prochaines secondes, il aime bien que ça se remarque.

- Non, ne sois pas modeste, il a dit en agitant l'index en direction du type, et c'était comme si son index avait pris une petite vie autonome, une petite créature extra terrestre qui lui aurait poussé au bout de la main.


J'étais en train de regarder une video, c'est pour ça que j'ai pas fait attention tout de suite.


- Assume ton ambition, continuait Babalou. Ose regarder en face l'Eternité où l'Art se joue.

C'est d'entendre les majuscules, qui a attiré mon attention.

- Euh, faisait le gars en face, et il a jeté un coup d'oeil vers moi, et j'ai jeté un coup d'oeil vers la porte du fond en espérant que Strocool tarde pas trop à revenir.


- Non, crois-moi, a continué Babalou. Ta démarche, je la comprends et je fais plus que simplement la comprendre - je la vis. Intensément, profondément, je la ressens dans toute son âpreté, dans tout ton désir de créer et de jeter à la face du Monde une pièce de plus dans le grand puzzle de la Vie.

- Oh là là, j'ai dit.


Le gars a reculé de quelques pas.


Strocool est revenu à ce moment-là, et en passant à côté de Babalou, il a pris une pose disco et il s'est mis à chanter : "Fromage, fromage !... Dans l'espace inouï de l'amour... Fromage, fromage ! Plus loin que la nuit et le jour !" sur l'air du truc de Desireless, en faisant le frisbee avec la main.


Babalou l'a superbement ignoré. Il regardait grosso modo vers les plantes vertes, avec détermination.


- N'importe qui pourrait dire : en deux minutes, sur Photoshop, je fais pareil. Mais tu n'es pas n'importe qui et tu sais bien que tout est dans le choix, que chaque pixel, chaque valeur de couleur, chaque intensité de lumière, ce travestissement de la Réalité, ce déplacement de ce qui est Vrai et de ce qui est Trafiqué - le Trafic, essence de notre civilisation du Frelatage - marque d'un sceau Différent la Nudité de Ce qui Est sous Une perspective de La déconstruction des clichés et cela -.


- T'as pas des albums des Schtroumpfs ? m'a demandé Strocool sans remarquer le regard de détresse que nous lançait le gars. La dernière fois, j'en ai vu dans le coin mais je les trouve plus.

-... cela est L'essence même De l'art, continuait Babalou en martelant le ficus d'un index rhéteur - la sobriété, la simplicité, l'acuité, le geste teCHnique n'est rien, c'est le Coeur qui est tout, c'est l'Oeil et non la Main qui transmet la Parole de l'ArtiSte...

- Roger les a pris, j'ai dit à Strocool, qui venait de jeter un coup d'oeil étonné à Babalou.

- Les majuscules, je lui ai chuchoté.

- Oh merde, il a fait.


- ... car sur le Chemin du Vrai - Babalou brandissait un lampadaire cassé qu'on venait de trouver dans la rue - sur le Chemin du Vrai, le Beau n'est qu'une escale et ce que l'Artiste dit, il le dit tout entier par le geste et aucunement par le mot - qu'importe que ce qu'il fasse soit simple, du moment que c'est entier.


Quand on a entendu les italiques, on a même pas eu besoin de se parler.

On s'est levés et on est allés vers Babalou, qui frappait le sol avec son lampadaire comme Moïse ouvrant la Mer Rouge.

- Qu'importe que le geste soit facile, du moment qu'il est senti ! Car l'Art n'est pas le discours mais le non-discours, l'au-delà du discours, il est le meta dans un monde de phusis...

Strocool a bondi et coincé Babalou aux coudes, j'ai plongé sur les jambes, et on l'a transbahuté en vitesse à la salle de bain en se cognant dans les tournants.
Babalou nous ignorait complètement, il haranguait le tapis de bain.

- Il y a autant d'art dans un carré blanc que de blanc dans un carré d'as ! a bramé Babalou pendant que Strocool faisait couler l'eau.
- A trois, j'ai dit.


On l'a balancé sous la douche froide et il y a eu des cris, mais on savait qu'il fallait tenir bon, et on a tenu bon, pendant que Babalou hurlait que l'Art était à la fois la Rétine et le Symptôme, l'ultime Psyché et la Moutarde Universelle.

Finalement, il n'y a plus eu que le bruit morne et régulier de la douche.

Au bout d'un moment, Babalou a coupé l'eau.

Strocool lui a tendu une serviette.

On est restés comme ça, à le regarder, en silence, pendant qu'il s'essuyait le visage.


- Merci, les gars, il a dit. Merci.


Quand on est revenu, le type avait pas compris comment ouvrir la porte coulissante, alors il s'était caché derrière le ficus.

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31 octobre 2008 5 31 /10 /octobre /2008 21:44
J'étais avec Babalou au Musée d'Art de Maintenant et de Demain du Centre Pom-Pom-pidou, et on regardait les oeuvres.

- Ça c'est fort, il a fait Babalou, pour attirer mon attention.

Il a fait claquer sa langue contre son palais. Il me désignait une oeuvre du doigt, genre contrebandier, comme un type au champ de course qui veut vous refiler un tuyau sans que ça se voit.

Mon portable a sonné et il y avait un texto de Strocool qui disait qu'il venait d'arriver. Il demandait dans quelle salle on était.

- J'adore, il a fait Babalou. L'immédiateté de la couleur, ça c'est une évidence. Le rouge - brut, flash, primaire. L'émotion dans toute sa simplicité, son intensité, je dirais - sa directionnalité.

Je tapotais sur le clavier en essayant de pas me gourer de touche, mais j'écoutais quand même.

- Et puis la forme, il a dit après. La forme - phallique mais sans vulgarité. Elémentaire, mais pas rustique. Parfaite, mais pas sophistiquée.

J'ai suivi son regard et j'ai vu de quoi il parlait.

- Et puis les éléments de mécanique. On est à la frontière de l'arte povera, côté métal poli, et en même temps, il y a ce petit agencement de dispositif technologique, qui soudain fait le lien entre la civilisation des matières premières et celle qui a envoyé des hommes sur la Lune.

On est resté un moment dans un silence contemplatif, et Babalou a fini par ôter ses lunettes pour me dire :

- Le meilleur compliment qu'on puisse faire à une oeuvre d'art, c'est le silence.

Et pour que Babalou envisage de se taire, il fallait qu'il soit ému.

- Ben les mecs, vous avez pas avancé vite, a fait Strocool en arrivant. Dis Babalou, je peux t'emprunter ton portable, le mien a plus de batterie, et faut que je dise à Verveine où on est.

Babalou a tendu son portable à Strocool, sans rien dire. Il regardait l'oeuvre, et le reste du monde avait disparu.

- Ouais, Verveine, a fait Strocool. Ouais, je les ai trouvés. Donc on est dans la deuxième salle de l'expo, on t'attend là, si tu veux.

Il y a eu un petit silence et puis Strocool a précisé :

- Devant l'extincteur.
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15 septembre 2008 1 15 /09 /septembre /2008 00:00
 - Alors, vous faites des études de nu, a demandé Linda en se penchant vers moi avec intérêt en plein milieu de la soirée.
- Oui, j'ai dit et j'ai regardé Strocool plus loin vers le canapé, qui levait les deux pouces vers le ciel, en me clignant des yeux dans tous les sens et en renversant son verre.
- Et... les gens sont vraiment nus ? Dans les études de nu ?
- Ben oui, j'ai dit, en essayant de pas voir Roger qui me faisait des yes ! muets tout à l'autre bout de la pièce. Sinon, ça sert à rien, d'être nu, si c'est pour pas l'être. Mais vous savez, il y a  beaucoup de fantasme sur tout ça. En fait, le seul truc, c'est que c'est dur pour les modèles.
- Oui, j'imagine, elle a sussurré. La nudité, l'intimité, ainsi offerte au regard d'un inconnu - d'un peintre, qui vous scrute, dans les moindres détails, qui lit en vous, jusque dans l'âme...
- Ah, oh, non, pas vraiment, l'âme, euh, non, c'est surtout, c'est long, il faut garder la pose, c'est pour ça en général, les modèles s'allongent. Si la pose est trop, euh, athlétique, ils tiennent pas. Mais pour la nudité, ça pose pas de problème, parce que bon, c'est souvent des danseurs, ou des danseuses, ils ont l'habitude d'être à poil.
- Et... vous allez dans des séances collectives ? Ou vous faites poser chez vous ?... Seul... avec une femme nue...
- Il y a des cours collectifs, oui, ou on peut s'incruster aussi, aux Beaux-Arts, ou des trucs comme ça, collectif, quoi. Mais je le fais pas, parce que, euh, ça me fait chier.
- Oh, a fait Linda, comme si je venais de lui confier quelque chose de très personnel. Un homme à principes, elle a dit. J'adore les hommes à principes.
- Principes...?
- Vous n'aimez pas partager...
- Ah non, mais c'est que...
- Et où trouvez-vous vos modèles, en ce cas ?
- Ah, euh, le hasard. Qui fait bien les choses.

J'ai un peu toussé parce que c'était très gênant, la façon dont elle me regardait.

- J'adorerais être peinte, vous savez. Qu'un artiste me dessine... nue et offerte... qu'il vienne me lire... est-ce que par hasard vous chercheriez quelqu'un ? Un modèle. Pour poser.
- Ben, euh, en ce moment, non, j'ai fait.
- Ah ?
- J'ai un très bon modèle, en ce moment. J'ai pas... de besoin. De. Enfin, elle est bien. Je travaille sur elle. Beaucoup.
- Oh. Comment l'avez vous connue ? Dites-moi tout.
- C'est... je... c'est ma concierge.

Il y a eu un tout petit silence, peut-être une fraction de demi-seconde, et puis Linda a dit :

- J'ai entendu le mot "concierge".
- Oui, j'ai confirmé.

Après ça, ça a été très dur d'expliquer à Roger et Strocool pourquoi exactement Linda et moi, ça n'avait pas eu lieu.


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