Il y avait ce gars qui était passé à l'atelier, amené par Strocool, et Babalou avait vu des installations à lui quelque part en Allemagne ou à Vienne, et alors le gars lui a demandé ce qu'il en avait pensé, et je crois que Babablou en avait pas pensé grand chose, parce qu'il a dit :
- Je comprends ta démarche.
Mais en même temps il avait une tête qui disait qu'il aimerait mieux que ce soit pas à lui d'expliquer, au cas où quelqu'un demanderait.
- La démarche, c'est un peu un grand mot, il a fait, le gars.
Mais Babalou l'a interrompu avec assurance, parce que Babalou, quand il a aucune idée de ce qu'il va dire dans les quinze prochaines secondes, il aime bien que ça se remarque.
- Non, ne sois pas modeste, il a dit en agitant l'index en direction du type, et c'était comme si son index avait pris une petite vie autonome, une petite créature extra terrestre qui lui aurait poussé au bout de la main.
J'étais en train de regarder une video, c'est pour ça que j'ai pas fait attention tout de suite.
- Assume ton ambition, continuait Babalou. Ose regarder en face l'Eternité où l'Art se joue.
C'est d'entendre les majuscules, qui a attiré mon attention.
- Euh, faisait le gars en face, et il a jeté un coup d'oeil vers moi, et j'ai jeté un coup d'oeil vers la porte du fond en espérant que Strocool tarde pas trop à revenir.
- Non, crois-moi, a continué Babalou. Ta démarche, je la comprends et je fais plus que simplement la comprendre - je la vis. Intensément, profondément, je la ressens dans toute son âpreté, dans tout ton désir de créer et de jeter à la face du Monde une pièce de plus dans le grand puzzle de la Vie.
- Oh là là, j'ai dit.
Le gars a reculé de quelques pas.
Strocool est revenu à ce moment-là, et en passant à côté de Babalou, il a pris une pose disco et il s'est mis à chanter : "Fromage, fromage !... Dans l'espace inouï de l'amour... Fromage, fromage ! Plus loin que la nuit et le jour !" sur l'air du truc de Desireless, en faisant le frisbee avec la main.
Babalou l'a superbement ignoré. Il regardait grosso modo vers les plantes vertes, avec détermination.
- N'importe qui pourrait dire : en deux minutes, sur Photoshop, je fais pareil. Mais tu n'es pas n'importe qui et tu sais bien que tout est dans le choix, que chaque pixel, chaque valeur de couleur, chaque intensité de lumière, ce travestissement de la Réalité, ce déplacement de ce qui est Vrai et de ce qui est Trafiqué - le Trafic, essence de notre civilisation du Frelatage - marque d'un sceau Différent la Nudité de Ce qui Est sous Une perspective de La déconstruction des clichés et cela -.
- T'as pas des albums des Schtroumpfs ? m'a demandé Strocool sans remarquer le regard de détresse que nous lançait le gars. La dernière fois, j'en ai vu dans le coin mais je les trouve plus.
-... cela est L'essence même De l'art, continuait Babalou en martelant le ficus d'un index rhéteur - la sobriété, la simplicité, l'acuité, le geste teCHnique n'est rien, c'est le Coeur qui est tout, c'est l'Oeil et non la Main qui transmet la Parole de l'ArtiSte...
- Roger les a pris, j'ai dit à Strocool, qui venait de jeter un coup d'oeil étonné à Babalou.
- Les majuscules, je lui ai chuchoté.
- Oh merde, il a fait.
- ... car sur le Chemin du Vrai - Babalou brandissait un lampadaire cassé qu'on venait de trouver dans la rue - sur le Chemin du Vrai, le Beau n'est qu'une escale et ce que l'Artiste dit, il le dit tout entier par le geste et aucunement par le mot - qu'importe que ce qu'il fasse soit simple, du moment que c'est entier.
Quand on a entendu les italiques, on a même pas eu besoin de se parler.
On s'est levés et on est allés vers Babalou, qui frappait le sol avec son lampadaire comme Moïse ouvrant la Mer Rouge.
- Qu'importe que le geste soit facile, du moment qu'il est senti ! Car l'Art n'est pas le discours mais le non-discours, l'au-delà du discours, il est le meta dans un monde de phusis...
Strocool a bondi et coincé Babalou aux coudes, j'ai plongé sur les jambes, et on l'a transbahuté en vitesse à la salle de bain en se cognant dans les tournants.
Babalou nous ignorait complètement, il haranguait le tapis de bain.
- Il y a autant d'art dans un carré blanc que de blanc dans un carré d'as ! a bramé Babalou pendant que Strocool faisait couler l'eau.
- A trois, j'ai dit.
On l'a balancé sous la douche froide et il y a eu des cris, mais on savait qu'il fallait tenir bon, et on a tenu bon, pendant que Babalou hurlait que l'Art était à la fois la Rétine et le Symptôme, l'ultime Psyché et la Moutarde Universelle.
Finalement, il n'y a plus eu que le bruit morne et régulier de la douche.
Au bout d'un moment, Babalou a coupé l'eau.
Strocool lui a tendu une serviette.
On est restés comme ça, à le regarder, en silence, pendant qu'il s'essuyait le visage.
- Merci, les gars, il a dit. Merci.
Quand on est revenu, le type avait pas compris comment ouvrir la porte coulissante, alors il s'était caché derrière le ficus.